Né à Limoges en 1925, Jacques Lacarrière parcourt la Grèce pendant près de vingt ans, de 1947 à 1966, pour nous livrer dix ans plus tard son Eté grec, une œuvre poétique où le récit de voyage se confond naturellement avec l’autobiographie. Dans ce court extrait à la qualité d’écriture remarquable, l’auteur nous invite à partager ses souvenirs d’errance à Paloukia, port principal de l’île de Salamine, au milieu d’un cimetière de bateaux.
Un cimetière de bateaux
Il est difficile de dire pourquoi j’aimais tant Paloukia. Sans doute parce qu’ici, au retour des îles, j’y retrouvais leur présence invisible, dans les odeurs de goudron, de mazout, de mer et de poulpe grillé. Lieu mélancolique, avec cette mer immobile et la mort lente des caïques, mais si étrange par ailleurs, si insolite en ses recoins qu’il était pour moi comme un décor surréaliste. En s’avançant un peu vers l’intérieur, on découvrait d’autres bateaux, en pleine terre, abandonnés là comme un vieux raz-de-marée, tenus par des béquilles ou couchés sur le flanc. Je n’ai jamais compris ce que ces bateaux faisaient là puisque nul, à part les gamins qui y jouaient, ne semblait s’y intéresser. Je me disais que personne – aucun vieux marin en tout cas – n’aurait osé porter la main sur eux, les démembrer, les dépecer comme on le fait d’une baleine échouée. Mais le plus attirant, le plus magique était, entre le café et la baie aux cargos immobiles, un terrain vague où l’on avait jeté tous les accessoires inutiles : ancres rouillées, poulies, mâts brisés, vieux cordages, engrenages de toutes tailles qui formaient là le trophée improvisé de quelque dieu marin. D’autant qu’en haut de ce tas d’objets hétéroclites, il y avait une sirène, une vieille figure de proue, toute rongée, écaillée, creusée comme un tronc d’olivier. Elle devait être là depuis longtemps et j’ai souvent pensé l’emporter. Finalement, j’ai préféré la laisser là, où elle avait sa place. Elle était, elle aussi, une ruine mais une ruine encore vivante, plus vraie que celles des temples et des cités mortes. Au fond, ce lieu évoquait un poème sur les voyages morts, les périples défunts, écrits avec des mots de bois, d’ancres et de mâts brisés. Etait-ce là, finalement, ce port tant recherché par les âmes errantes dont parle Séféris, ce mausolée dressé, dans l’agonie des vieux caïques, au Marin et à la Sirène inconnus ?
Jacques Lacarrière (1925-2005)
Extrait de L’Été grec : une Grèce quotidienne de 4 000 ans, 1976, Plon.
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Merci Mélina 🙂