Le Voyage est un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal, recueil mythique de la poésie française qui consacre la quasi-totalité de la production du poète, de 1840 jusqu’à sa mort en 1867. Dès sa parution, le recueil fait scandale, entraînant un procès et la censure d’une partie de l’œuvre. Pour la première fois, la poésie n’est pas envisagée dans la rigidité et l’auteur rénove sans ménagement le vers dans sa forme comme sur le fonds. Une œuvre longtemps considérée comme gênante puisqu’elle n’a été réhabilitée qu’en 1949.
Le Voyage I
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !
Le Voyage II
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
Magnifique ! Quand on voit comment se parlent les gens de nos jours, remettre le nez dans un livre de poésie ne leur ferait pas de mal !
Ce mec me fait rêver, j’adore !!
Dès sa parution, les fleurs du mal ont été censurées pour « offense à la morale religieuse et outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». C’est grâce à des poètes comme Baudelaire que nous jouissons aujourd’hui d’une certaine liberté d’expression. A méditer…
Pas un seul mot, pas un seul vers n’est a jetter….chaque mot a sa place dans le corps du poème, comme dans une symphonie chaque note , chaque phrase musicale participe de l’unité de l’œuvre qui suggère une multitude d’images à l’âme du lecteur, la transporte dans un ailleurs idéal hors des “hideurs” de notre triste et noir quotidien.
Quel lucidité du poéte devant nos errances, nos illusions, nos lâchetés, nos débauches , œuvre au noir, materia prima, plomb de l’alchimiste à transmuter en pure et divine lumière.
La perfection du génie.
Baudelaire est un alchimiste !!!